Comme pour chaque sortie de roman, je vous propose la lecture du chapitre 1 d’Harmonie, mon dernier roman en date. Bonne lecture !

Jocelin reste immobile, sous la nuit étoilée. Il ignore depuis quand il se trouve là et ce qu’il attend. Il a juste terriblement sommeil.

Hormis les constellations qui crépitent discrètement sous la voûte céleste, il ne voit rien ; peut-être une grosse masse indistincte devant lui, s’il se concentre. Il y en a d’autres, tout autour, qui se dessinent à mesure que les yeux du petit garçon s’habituent à la pénombre. Des bâtiments circulaires, retranchés chacun derrière une enceinte, circulaire, elle aussi. Des édifices abrupts et irréguliers, surmontés d’un toit. Des habitations.

Images et sons se synchronisent lentement. Le flou et le bourdonnement se précisent.

La maison de pierres qui se dresse devant Jocelin, exposée aux vents terribles de la lande, lui est étrangère. Il la reconnaît, pourtant. Elle porte une empreinte. Dégage une aura familière. Jocelin a l’habitude d’arpenter les sentiers d’ici, de se perdre le long de la côte et d’errer dans le vieux château, ruine sur sa falaise. Il en a parfois les pieds meurtris, à déambuler dans le village.

Dans la maison qui l’intéresse, une lueur vacillante émerge de la porte étroite, entrouverte, et laisse deviner une silhouette qui s’agite. Il sent la cire chaude qui coule, l’entend qui se répand sur le bougeoir. La chaleur qu’elle dégage lui est presque palpable, mais il sait qu’elle ne réchauffe pas l’atmosphère glaciale à l’intérieur. Le climat tendu amplifie l’odeur, âcre, de la peur. Jocelin peut presque percevoir le goût des larmes dans sa propre gorge.

Pétri d’angoisse, il ne bouge toujours pas.

Dans son dos, loin, en contrebas, les vagues s’écrasent sur les rochers. L’air iodé pique les narines du garçon. Le froid mord ses joues et engourdit le bout de ses doigts. Le gel immobilise ses cils. En poussant un long murmure plaintif, les bourrasques glissent dans les rues et charrient l’odeur du sang, intense et écœurante. Le sel des larmes s’y mêle. Floc. Floc.

Les pleurs d’un nourrisson fendent le silence fragile. Le bébé subsistera, Jocelin le sait. Toute vie a, en revanche, abandonné la mère. Il le comprend à son âme fraîche qui frémit. Sa jolie voix murmure, mais sa colère trouve écho en Jocelin. Terrible et dominante, elle dénonce l’impuissance qui la bannit de la terre des vivants. Sa rage enfle et explose contre les pierres. Les murs tremblent. L’âme hurle, glapit, avant de s’éteindre.

Ici, Jocelin identifie des choses qu’il ne connaît pas. Il conçoit le monde avec plus de force, de caractère. Les parfums sont entêtants, et les bruits les plus doux détonent à son oreille. Ses sens captent des émotions qu’il a l’impression de partager. Elles lui tordent l’estomac et lui nouent la gorge.

Jocelin hésite à avancer.

Malgré leur présence accrue, les sons et les parfums lui parviennent avec une extrême justesse, comme affinés. Débarrassés de leurs parasites pour les premiers, exacerbés pour les seconds, ils prennent un sens plus entier et plus libre. Tout paraît plus clair, ici. Plus net, marqué.

Lorsqu’il lève le nez vers le ciel piqueté de lumières minuscules, Jocelin en saisit l’organisation et en savoure toute la beauté. Il entend les cliquetis de l’univers, la respiration des dieux en dormance dans les tertres, le repos des guerriers dans les rivières. La machinerie terrestre, céleste et divine, gigantesque, lui apparaît plus vaste et plus complexe encore.

Jocelin se sent alors investi d’une mission. Minuscule dans cette immensité sur terre, au-dedans et en altitude, il vient de percer l’origine de sa présence. Sa jambe bouge, s’allonge et son pied se pose un peu plus devant l’autre. Le corps de l’enfant se met en branle, son autre jambe suit le mouvement.

Il marche. À petits pas machinaux, mais il marche, et son appréhension se dissipe enfin.

Il ne possède ni la puissance, ni la persuasion, ni la fourberie, mais nul ne l’empêchera d’entrer. Il n’est pas craint, en ce lieu. Il n’est pas haï ni adulé, mais on ne l’accueillera pas à bras ouverts, et cette distance nécessaire fissure son cœur de tristesse, mais il donne trois coups à la porte mal fermée. Légers, ils secouent cependant son esprit, se répercutent en lui, avant de s’estomper brutalement.

À l’intérieur, il remarque la cadence d’un pas lourd et nerveux. Son pouls prend le relais. Le battant s’ouvre sur un homme blond, jeune, aux yeux vides et à la posture hésitante. Dans ses bras s’endort un bébé enveloppé d’un linge sale.

L’homme et Jocelin se regardent longuement. Aucun ne dit mot, aucun n’ose le moindre geste, puis il est temps.

L’inconnu s’écarte, et Jocelin franchit le seuil, puis la première pièce. Les détails de celle-ci lui échappent totalement. Une odeur épouvantable flotte dans la maison. Elle gagne en consistance, comme une poix épaisse que seul Jocelin pourrait distinguer, à mesure qu’il avance vers la pièce du fond. Les trois Fomoires la charrient avec eux. Ils empestent la viande avariée. La peau de leur unique bras et jambe présente une marbrure peu attrayante. Ils se tiennent là, leur tête de chien penchée au-dessus de la défunte, laquelle repose sur les draps souillés d’un lit poussé sur la gauche. Un chiffon trempe dans une bassine ébréchée ; l’eau, trouble, dégage aussi une puanteur insoutenable. L’une des créatures, la plus tassée, tourne sa vilaine figure vers Jocelin, qui ne tressaille pas devant son œil mal enfoncé dans l’orbite. Un filet de bave coule de ses babines dans les poils ras de son menton et s’étire vers le sol.

— Débarrasse-moi de ces monstruosités, articule l’homme. J’aimerais enterrer ma femme en paix.

Sa voix douce ne donne pas le change. S’il tend l’oreille, Jocelin la découvre qui chevrote.

Les traits tirés, le visage blême, l’inconnu a passé de longues nuits au chevet de son épouse. Son regard parle pour lui. Ses yeux, attentifs, révèlent son passé, mais, surtout, un avenir hors du commun. Jocelin n’entrevoit pas le jour où il quittera le monde terrestre pour rejoindre ses proches disparus.

— S’il te plaît, renvoie ces créatures chez elles, chez les démons.

L’enfant se fige.

— Parce que vous les voyez… aussi ? demande-t-il dans un dialecte qui lui échappe.

Il n’attend pas de réponse, de toute façon happé par une dernière présence sur sa droite, au fond de la pièce. La seconde pièce qui pue comme un caveau à ciel ouvert. Cela vient de bouger d’un coup sec en entraînant un raclement sur le mur.

Jocelin pivote lentement.

Sa peur revient au galop. Tord ses tripes. Ramollit ses jambes. Son cœur se remet à bondir. Boum. Boum. Les cognements gonflent, éclatent, martèlent jusqu’à son crâne.

Il quitte les Fomoires des yeux. Un instant. Son souffle se suspend. Jocelin déglutit.

Un tableau d’une laideur repoussante pend sur son crochet. Mal suspendu, il a l’air boiteux et encore plus répugnant, comme une erreur dont seuls la Création et ses rouages ont le secret.

Chapitre 1 – La rencontre

Saibh Hannáin, Irlande, 1556

Une chape de noirceur couvait le village de Saibh Hannáin, ses vieilles maisons et ses terres sèches, presque stériles en ce printemps. Le seul château des parages surplombait ce petit territoire de sa hauteur, sur le promontoire aux flancs érodés. Il domptait la mer depuis les abords escarpés de sa falaise. Par temps de brouillard, les remparts et les tourelles semblaient flotter, comme émergés d’une dimension surnaturelle. Mais, lorsqu’une lumière douce et claire auréolait le domaine, alors, tout y était plus beau, les tabliers des domestiques plus blancs et les fleurs plus chatoyantes. Une chaleur bienvenue se glissait par les hautes et étroites fenêtres, entre les pierres froides, et un halo doré s’avançait dans le château.

Oublie ça ! se morigéna Cian Ó Longargain.

Machinalement, il resserra sa cotte de laine pour se réchauffer. Sa chemise ne le protégeait que peu du froid mordant. Celui-ci s’était levé d’un coup, tel un souffle recraché du fin fond de la glace. La tunique de lin du jeune homme collait à même sa peau, moite d’une transpiration qui exhalait une peur terrible.

Cian se fit violence pour ne pas se retourner sur le chemin déjà parcouru. Les gravats crissaient sous ses brodequins à un rythme effréné depuis… Depuis trop longtemps, estima-t-il, ralentissant tout de même l’allure. Il avait un pincement au cœur inattendu, lui qui se croyait au-dessus de l’attachement matériel, bien qu’il sût que des vies humaines fussent en jeu. Qu’adviendrait-il des occupants du château ? De Brigit, la dame de chambre aux cheveux flamboyants et au regard de braise ? Cian n’éprouvait rien pour ces gens. S’ils mouraient, alors, c’était que la Providence en avait décidé ainsi, et nul ne peut lutter contre ses choix. Il se moquait donc de leur sort, et, pourtant, il souffrait de les avoir abandonnés.

Il avait mauvaise conscience, lui reprocherait son père, rouge d’une colère intimidante, mais en rien mauvaise. Sa conscience, oui. Si tous deux avaient écouté la leur, le roi n’aurait pas fait confisquer son domaine à Alesdair Ó Longargain. Le fils ne fuirait pas présentement tout ce qu’il avait jamais connu entre les murs du château et les cuisses de Brigit. Il ne serait pas en train de perdre tout ce qu’il possédait, biens matériels et souvenirs, à mesure qu’il s’éloignait sur ce chemin glacial.

Il n’y avait eu ni siège ni combat, juste une opposition déloyale : des larbins face à la Couronne, car les bonnes gens du château n’avaient pas pris les armes. Cian avait mis son père en garde contre ses tentatives de coup d’État contre la chrétienté et la colonisation de l’île par l’Angleterre. Ce vieux bougre d’imbécile se voyait victorieux, porté par un triomphe retentissant à travers l’Europe. Ah, sa maudite loyauté envers sa patrie !

Prestement, sa lanterne à la main, Cian dépassa le cimetière, lopin de terre qu’un silence constant enveloppait. Il n’avait guère qu’une envie : mettre le plus de distance possible entre lui et le château, tourner le dos à ce qu’il venait d’endurer ; la honte sur plusieurs générations, si, toutefois, il les faisait perdurer. Qui voudrait d’un lâche ? Quelle digne femme accepterait le vaurien qu’il était devenu en un battement de cils ?

Il renfonça la tête entre ses épaules pour se protéger du vent, quand une pluie battante se mit à tomber. Il maudit le Ciel de s’acharner ainsi, mais continua à avancer. Il se refusait à trouver quelque abri si près de Saibh Hannáin. Il venait de tout perdre, et il perdrait aussi son chemin, qui disparaissait sous l’herbe généreuse de ce printemps tragique, s’il ne prenait pas garde à le suivre à la trace. Sa chère Irlande deviendrait un tombeau prématuré. Sa chère Irlande que les Anglais dévastaient et mettaient au supplice. La colonisation par la paix ? Balivernes ! L’opposition s’organisait, le roi d’Angleterre répliquait à armes inégales.

Cian refoula son orgueil. Sali par l’injustice, il descendit vers la plage, là où les vagues y mouraient les unes après les autres, avant de renaître au large. Pourquoi la vie ne se résumait-elle pas à tant de facilité : un commencement, une fin paisible, et tout reprenait autrement ?

*

Brigit fuyait par la plage, balayée par le vent et les averses. Ses longs cheveux roux abandonnaient des traînées glacées dans son dos. Trempé, son sayon imbibait aussi sa robe et donnait froid à la domestique. Son visage blêmi par la fatigue lui conférait une mine spectrale. Elle courait pour sauver sa vie, les poings raidis sur les larges pans de sa robe évasée. Son corsage trop serré l’empêchait de respirer ; si elle ne s’arrêtait pas une minute… Les récentes images imprimées à jamais dans sa mémoire s’imposèrent douloureusement. Non, elle ne s’autoriserait aucune halte.

Derrière elle, dans le château des Ó Longargain, le chaos régnait maintenant. Juste avant son départ, les Fomoires prêtaient assistance aux soldats de la Couronne, suppôts, malgré eux, d’une cause qui leur échappait. Bres – le misérable, le fourbe ! – tentait de régner sur l’Irlande avec ses monstres à tête de chien. Et le roi, intimement convaincu qu’il fallait annexer le territoire pour asseoir sa puissance, marchait dans ses combines. Tant pis pour lui, la terre des Hommes ne serait pas épargnée, ni ce soir ni un autre. Un jour, divinités et Fomoires devraient régler leurs comptes définitivement. En attendant, le Dagda, blessé, requérait la présence de sa fille à ses côtés.

À chaque enjambée laborieuse qui le rapprochait de lui, Brigit se jurait de le convaincre à poursuivre la lutte. La magie druidique tenait l’ennemi en respect. Même si le château des Ó Longargain tombait, la guerre se poursuivrait. La magie dormait sur les terres d’Irlande. Des tertres s’éveilleraient des divinités furieuses, et les Hommes éprouvaient assez d’amertume et de fureur pour nourrir les combats d’un feu destructeur.

Omniscient, le Dagda intercepta les pensées de Brigit, chargées d’un violent espoir. Il s’y opposa, en conséquence de quoi la terre eut un soubresaut. Brigit s’interdit d’y songer jusqu’à la cachette du dieu-druide. Il était impératif que les alliances nouées se raffermissent, que d’autres naquissent. Elle n’abandonnerait pas. Ni son père, ni l’Irlande, ni Cian.

La plage, qu’elle parcourait maintenant, parut durer toujours. La mer se réveillait tel un flot immense de larmes. Le Dagda souffrait, et Brigit avec lui. Le monde connu prendrait peut-être un nouveau visage, après ce que l’on appelait déjà, dans les rangs divins, la « bataille des Ó Longargain ». Mais, des Ó Longargain, Brigit n’en avait remarqué qu’un : le père, encadré de soldats dans sa propre demeure. La déesse avait rarement vu si pitoyable et déshonorant. Les humains restaient faibles face aux Fomoires, cela, elle le comprenait, mais ils l’étaient même entre eux. Elle avait combattu les monstruosités démoniaques au péril de sa vie. Elle avait défendu le nom des Ó Longargain, alors qu’eux-mêmes se rangeaient tranquillement à la décision de la Couronne.

Elle imposa le silence à sa rage mal placée. Mieux valait la garder pour les affrontements. Elle se sentit revivre à cette perspective, puis un néant soudain l’engloutit. Il y avait… ce corps, devant elle. Étendu sur la plage, sa poitrine se soulevait à peine. Elle n’osa avancer. Pas tout de suite. Son instinct l’en interdisait. Son cœur, au contraire, l’y enjoignait.

Elle n’hésita pas davantage et courut autant que ses forces le lui permirent.

Cian gisait sur le sable mouillé, la main sur son torse et la respiration sifflante. Ses doigts tentaient de resserrer sa cotte sur sa poitrine. Incapable de fournir le moindre effort, il n’ouvrit même pas les yeux lorsque Brigit caressa ses longs cheveux blonds. Il avait marché aussi longtemps qu’elle, depuis le château. La côte était trompeuse et n’avait pas de fin. Au mieux, un beau matin, Cian aurait fait le tour de l’île et serait revenu à son point de départ : les ruines du domaine au sein duquel il avait grandi.

Cet endroit manquerait aussi à Brigit. Elle y avait passé de nombreuses années au service des Ó Longargain, à surveiller l’évolution des tentatives du père contre le roi. Les Tuatha Dé-Danann – hiérarchie divine à laquelle elle appartenait – avaient envoyé de nombreux émissaires dans les lieux stratégiques. La mission de Brigit s’arrêtait ce soir, avec la prise du château de Saibh Hannáin par les Anglais et les Fomoires, mais il y aurait d’autres moments durant lesquels elle pourrait briller, elle, déesse des druides et des vates.

Sa condition lui permettait de supporter des douleurs et des épreuves impossibles pour les mortels. Cian le lui prouvait actuellement par sa lente agonie. Brigit ne s’appesantit pas et s’accroupit à son côté. Une larme humble franchit le barrage de ses yeux. Elle roula doucement sur sa joue, marquant chaque pore d’une peine dévorante, avant de tomber dans le sable et de s’y fondre.

Elle glissa le bras sous la nuque de Cian et ramena sa tête sur ses genoux. Épuisé, il ne protesta pas. Elle entama alors un chant inédit, qu’elle lui dédia, mélange de lamentations musicales et d’éloge de sa généalogie. Elle fredonna les nombreuses vies ayant amené à celle de Cian, et la sienne qui le fuyait désormais. Elle les honora, les bénit pour chacun de leurs actes, car l’existence des uns dépend de celles des autres, de chacune d’elles et de leurs décisions. Tremblante sous la pluie, elle salua les chemins empruntés, les combats menés, puis laissa en paix ces vies éteintes, une à une. Elle puisa dans le savoir des dieux pour retracer l’ascendance de Cian et lui promit de l’accompagner là où ne vont les vivants.

Une fois sa longue mélopée funèbre achevée, l’âme du jeune homme s’évapora. Le silence se fit dans l’esprit dévasté de Brigit, puis elle enterra le corps et reprit sa route.

*

Londres, 1838

Jocelin de Boisseau avait averti Mrs Clarks de son absence, mais, la connaissant, celle qui le couvait depuis son plus jeune âge remuerait ciel et terre parmi les domestiques pour retrouver leur maître. Elle craignait, depuis toujours, d’assister au spectacle horrible de son corps inanimé sur le bord de la route, à un ou deux mètres du manoir. Mais Mrs Clarks possédait une imagination débordante, et Jocelin, bien que porté sur la bouteille en ses soirs de solitude, n’oubliait jamais de rentrer ; le propriétaire du Chaudron rouge y veillait personnellement.

Outre ces idées foisonnantes et souvent étranges, Mrs Clarks avait bon cœur. Droite dans ses préceptes, elle ne manquait jamais une occasion d’admonester Jocelin chaque fois que nécessaire, y compris quand il dilapidait la fortune que son père avait laissée en héritage. Comme elle agissait avec bienveillance, il lui passait ses réprimandes. Si elle savait que, depuis deux ans, il ne vivait que grâce au plomb qu’il transformait en or… elle en ferait une maladie !

Ce soir-là, donc, il prévint la bonne Mrs Clarks qu’il rentrerait sûrement au petit matin, écouta ses recommandations parsemées de reproches sur la nature humaine, puis quitta le manoir.

Il prenait toujours plaisir à descendre au Chaudron rouge et échanger des banalités avec Maith, le propriétaire, très laid, malgré l’éternel sourire jovial qu’il affichait. Son hydromel était divin et sa compagnie fort sympathique. Jocelin fermait volontiers les yeux sur l’état de son établissement, les marques de chopes sur les tables et les visiteurs importuns qu’il fallait écraser à coups de semelle, quand ils ne se faufilaient pas par les interstices des pierres mal serties pour lui échapper.

Fidèle à son habitude, il s’installa au comptoir, derrière lequel Maith, géant de l’Irlande du Nord, frottait ses verres avec un chiffon à la propreté relative. Ils échangèrent un regard, Jocelin le salua, puis attendit qu’il le servît. Dans le dos du jeune homme, suspendus à d’épaisses poutres, de grands lustres projetaient une lumière tamisée sur l’ensemble des tables et des clients, certains tapis dans l’obscurité, loin des deux rangées de petites fenêtres. Dehors, la lueur des lampadaires, étouffée par la brume, entrait à peine par les vitres presque opaques d’une crasse grisâtre, derrière les rideaux. Des volutes d’une fumée nauséabonde s’élevaient et s’agitaient dans cette luminosité imparfaite.

Le bruit sourd d’un verre plein que l’on posa sur le comptoir avec la délicatesse d’un éléphant tira Jocelin de ses pensées. Maith le couvait du regard, son sourire en travers du visage.

— Merci.

Jocelin avala une première gorgée, se délecta de ce nectar dont il ne se lasserait jamais, puis engagea la conversation sur la vague de meurtres qui secouait Londres.

— Un ouvrier a retrouvé le corps d’un homme sur le chantier du métro, raconta-t-il, pas trop fort pour ne pas attirer l’attention.

Le Chaudron rouge avait bonne réputation en dépit de la salubrité partielle, et, même s’il ne bénéficiait pas d’une exposition dans les meilleurs quartiers londoniens, il échappait aux rumeurs idiotes. Maith était le genre de type auquel on évite de chercher des histoires. Il avait la taille et la carrure d’une montagne, et ses bras étaient plus gros que les cuisses de Jocelin. Surtout, il ne se mêlait pas des affaires des autres. Sauf quand il s’agissait de bavasser sur les faits divers, son péché mignon.

— Ça fait le troisième en cinq semaines, commenta-t-il en grattant sa barbe de ses gros doigts.

Ses ongles mal coupés s’enfoncèrent dans la masse poivre et sel.

— Lui aussi, on lui a coupé les…

— L’assassin se serait acharné.

— Pauvre gars, tout son… enfin, vous savez, quoi, bredouilla Maith en lorgnant sous sa ceinture.

Il grimaça. Jocelin convint que la scène d’un appareil génital sectionné devait s’avérer des plus repoussantes. Le seul cadavre qu’il eût jamais vu était celui de son père. Mort dans son sommeil et paisible, mais cela lui avait suffi.

— Dites… vous faites attention à vous, en rentrant, d’accord ? fit le propriétaire.

— Toujours. J’aurais trop honte d’alarmer cette pauvre Mrs Clarks pour ma modeste personne.

Maith fronça ses sourcils broussailleux. Il ne semblait pas d’accord sur ce point, mais, franchement, Jocelin dormait debout et il avait la tête ailleurs. Il lui faudrait bientôt se procurer une nouvelle cargaison de plomb afin de le transformer en or, sans quoi, il dormirait sur la paille dès la semaine prochaine.

Il vida son verre pour oublier ça et en réclama aussitôt un autre, que Maith lui servit.

— Des ouï-dire circulent-ils ? questionna Maith à propos des meurtres.

Son client haussa les épaules.

— Mrs Clarks dit que ces hommes devaient avoir péché, sinon le Seigneur ne les punirait pas de cette façon.

— Le Seigneur. Auraient-ils abusé de quelque femme ou enfant ? s’interrogea le géant à voix haute. Hum. Tout de même, je ne souhaite à personne de finir ainsi.

— Et imaginez la tête de ce pauvre bougre qui a découvert le corps ! Il a de quoi en faire des cauchemars pour la prochaine décennie.

Perdu dans ses pensées, Maith ne répondit pas. Sa vilaine figure prit un air intraduisible et imperturbable. Le jeune homme n’insista pas, finit de boire, puis choisit de marcher un peu, avant de rentrer.

L’air frais et vivifiant le réveilla un peu. Se dégourdir les jambes lui fit le plus grand bien. Morose et fatigué, il s’empâtait depuis plusieurs jours. Ses cauchemars à répétition lui menaient la vie dure. Chaque nuit ou presque, il se réveillait, le cœur au bord des lèvres de toutes ces odeurs écœurantes entremêlées et de visions décadentes. Lorsqu’il parlait, une langue inconnue s’échappait de ses lèvres, obsédante. Il la comprenait sans savoir d’où elle provenait ni de quelle manière il en saisissait les nuances.

Il croyait s’habituer à ces rêves qui le poursuivaient depuis l’enfance. Grossière erreur. Ils demeuraient malsains et insidieux, plus vrais que nature, aussi. À cause de ses sens exacerbés, il sentait tout, voyait, entendait avec plus de vigueur, poussant ses impressions à l’extrême. Il visitait des lieux étrangers, comprenait des choses qui lui échappaient.

À mesure qu’il s’enfonçait dans les rues étroites, perdu dans ses pensées, rampait l’obscurité. Les réverbères ne projetaient plus qu’une faible lumière, qui dansait sur les pavés usés et rendus glissants par la pluie récente. Ils brillaient et la lumière projetait de petites étoiles hypnotiques qui dansaient dessus, sautillaient parmi les gouttes. Jocelin continua à avancer. Les habitations disparurent peu à peu. Le ruisseau qui coulait au milieu de la venelle se mit à émettre un bruissement continu particulièrement sonore. La pénombre s’épaissit. Le brouillard se densifia d’un coup. Les jambes de Jocelin ne lui appartenaient plus véritablement, à moins qu’on le poussât sans qu’il s’en rendît compte. En tout cas, il agissait contre sa volonté.

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Aude Réco

Je suis autrice dans les genres de l’imaginaire à destination des adultes et des jeunes adultes.

Je suis adepte de méli-mélo temporel, de mondes aux contrées mystérieuses et, surtout, de maisons hantées et d’histoires de fantômes.
J’aime tout ce qui touche au passé et à la mémoire des lieux, aux secrets de famille et vieilles malles poussiéreuses pleines de souvenirs.

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