J’ai atteint les 26 685 sur Les Portes de Boistrel, mon premier roman gothique en cours d’écriture. (Pour en savoir plus, je vous renvoie vers la fiche que j’ai publiée la semaine dernière.)
C’est un projet qui prend son temps. Déjà parce que la narration na va pas à toute vitesse. Ensuite parce qu’il y a plusieurs histoires dans l’histoire, des faits-divers (comme le fossoyeur qui s’est tué accidentellement, vers 1815, en creusant une tombe), des légendes… Donc, il m’a d’abord fallu poser ces bases-là pour justifier certaines réactions et certains actes dans la trame principale.
Dès que j’ai atteint le tiers du bestiau, j’ai lancé la phase de relecture en prenant des notes sur les éléments que j’ai ajoutés par rapport à mon synopsis de travail. La semaine prochaine, je pense rédiger le synopsis de travail du deuxième tiers, avant de l’écrire.
Lucy courait depuis… Elle n’en savait rien, mais ça s’éternisait. Elle croyait. Ses jambes étaient en coton, son souffle irrégulier lui brûlait les poumons. Elle jetait fréquemment des regards par-dessus son épaule. Ça ne semblait plus là, mais elle connaissait les histoires. Ça rampait dans la brume, et on n’y voyait goutte. Alors, Lucy redoublait de volonté. Elle courait toujours plus vite en évitant les souches des arbres.
Elle connaissait ces bois par cœur. Il y faisait bon se promener pendant les beaux jours, et par grande chaleur, l’épaisseur du feuillage assurait une fraîcheur bienvenue. Mais ce soir, dans les brumes de Boistrel, nulle fraîcheur. Que la moiteur de l’angoisse qui lui collait entre les omoplates. La gorge sèche, le cou trempé. Et le sifflement rauque de sa respiration.
La tempête se levait. On ne parlait que d’elle au village. Il avait fallu mettre le bétail à l’abri et enfermer les volailles. Certains avaient placardé des planches de bois sur leurs fenêtres. D’autres avaient aménagé leur cave en urgence et invité les voisins à les y rejoindre sans tarder. L’épicière, quant à elle, avait pris soin de mettre sous clé toutes ses provisions. Si pillage il y avait, personne ne pourrait jamais trouver sa cachette. Elle l’avait personnellement dit à Lucy, car l’adolescente écoutait beaucoup, mais ne répétait jamais. À cafter les petits secrets des uns et des autres, elle aurait pu mettre le village à feu et à sang, mais c’était là un pouvoir dont elle ne désirait pas profiter. Elle faisait de son mieux pour aider son prochain – sa mère la première – et ce soir, elle se demandait ce qu’elle avait fait au Bon Dieu pour mériter ça. Elle n’était pas l’une de ces victimes de contes sanglants. Elle n’était pas…
Dans son dos, le bruissement des feuilles lui indiqua que c’était toujours dans les parages. Les pans de sa robe coincés entre ses poings douloureux, elle courut encore plus vite. Toujours. Plus vite. Toujours… Son pied se prit dans l’une de ces maudites souches. Les arbres étaient si tortueux, ici. Lucy voulut se relever. Elle s’assit dans la brume. Cette brume dans laquelle elle ne voyait pas même ses propres mains. Tira sur sa jambe, mais la souche… Impossible de se décoincer de là. Elle tira de toutes ses forces, les dents serrées. Un cri de rage aurait jailli de sa gorge si elle ne l’avait pas eue si nouée. Ses ongles trouèrent son collant. Un craquement trop vif pour n’être que ça. Non, ça se rapprochait, et Lucy fut persuadée qu’il s’agissait d’un Homme, sans quoi la branche n’aurait pas craquée sous son poids. À l’aide de son autre pied, elle fit levier sur la souche. Avec un peu de chance… La semelle de sa chaussure dérapa sur la vase. Lucy retint un juron.
Ce fut Mark Bartlett qui découvrit le corps, alors qu’il cherchait à récupérer Hannah, sa chienne bien aimée. Elle avait pris la fuite à l’aube de la tempête et s’était réfugiée dans la forêt de Boistrel. Enfin, si on pouvait appeler cela se réfugier. Les bois étaient sinistres en cette saison. Mark n’y mettait pas les pieds, bien qu’il se trouvât sur sa propriété. À vrai dire, Boistrel était son domaine.
Ce soir, il dut faire une exception. Il n’aurait pas laissé Hannah seule dans la tempête. Par ailleurs, il ne l’aurait pas laissée passer la nuit dans ces bois. Il y avait des histoires. En érudit qu’il était, il ne croyait pas à ces sornettes. Le dix-neuvième siècle serait, espérait-il, celui de toutes les lumières dans les esprits, mais pour l’heure, la forêt de Boistrel demeurait un lieu qui effrayait la plupart des habitants.
Le corps se trouvait à moins de cinq minutes de l’orée du bois, côté manoir. Avec la brume, Mark l’aurait loupé si Hannah ne s’était pas mise à aboyer pour lui en signaler la présence. Peureuse, oui, mais toujours prête à faire son devoir. Mark la félicita d’abord, puis inspecta le corps comme il le put. Dissimulé dans la brume, le visage ne lui permit aucune identification. Il faudrait attendre la fin de la tempête – dont le plus gros arrivait pour la nuit – pour espérer mettre un nom sur cette dépouille. D’ici là, il resterait à l’abri et aviserait en temps voulu.
Il siffla Hannah, qui le rejoignit à contrecœur, puis ils rentrèrent.
Le feu qui crépitait dans la cheminée réchauffa instantanément Mark dès qu’il entra dans le salon. Sa bonne Katie l’avait préalablement débarrassé, toujours là quand on avait besoin d’elle et sans avoir besoin de l’appeler. Quand il ôta son lourd manteau, il se sentit délesté d’un poids, comme autant de griffes invisibles des contes invraisemblables qui dormaient dans les bois. Des griffes agrippées à lui pour qu’il les en rapportât. Il n’en ferait rien, cependant. La pauvre enfant avait dû faire une mauvaise chute ; rien d’étonnant avec le tapis de brume qui recouvrait le sol. Et toute cette humidité glissante, aussi. Vraiment pas de quoi en faire tout un plat. Il y aurait des funérailles, et elles seraient sombres.
Fin de l’histoire.Mark ne connaissait que trop bien les sentiments du deuil. Il en avait fait l’amère expérience avec le décès de son épouse, Martha, quelques années plus tôt. Et d’autres. Tant d’autres. Sa profession de médecin l’amenait à frayer régulièrement avec la Mort. De ses trente-cinq années passés sur Terre, il lui paraissait en avoir passé les cinq ou six dernières au chevet de malades insoignables, autant de corps que d’esprit. Il était entré dans un certain nombre d’habitations où régnait un silence écrasant et où toute paisibilité semblait avoir déserté. Il avait vu des regards vides ou réprobateurs, perlés de larmes ou furieux. Avait essuyé quelques remontrances, voire des menaces, mais toujours, c’était ce silence qui l’emportait. Qui emportait tout, d’ailleurs ; les bons souvenirs, l’écho de la voix des morts. Et certains sentiments comme l’amour qu’éprouvait Mark pour Martha et qu’il ne ressentirait plus jamais.
Après son décès, il avait eu envie de brûler toutes ses affaires. Adieu les longues robes de mousseline, de dentelle et de résille, aux élégants motifs tressés. Bon débarras, les chapeaux de tulle, ornés de rubans en broderie anglaise, de nœuds et de petites plumes. Au feu les bottes, les livres, les flacons de parfum presque vides. Puis le souhait de tout garder avait pris le dessus, puis, encore après, celui, insensé, de préserver chacune de ses affaires de l’usure du temps. Insensé, oui. Il affichait un petit sourire, parfois, en y repensant. Martha n’aurait pas aimé qu’il l’érigeât ainsi sur une sorte de piédestal en sa mémoire. « Et pourquoi ne pas sacrifier un bœuf ou un porc en mon honneur ? » aurait-elle pu demander. Si seulement elle était encore là pour le faire.