Cet article est la retranscription de l’épisode 1 du podcast De l’autre côté du miroir, l’émission qui décortique la fiction. Vous pouvez l’écouter ci-dessous. Bonne écoute !
Créatures meurtrières, monstres de chair et de sang ou tueurs en série… Tou·te·s incarnent une figure monstrueuse, tantôt ancrée dans un imaginaire collectif (mythes, légendes, creepy pasta, cinéma…), tantôt éloignée de la fonction première que l’on aurait tendance à lui attribuer (trop vite) : affreuse, repoussante et horrible.
Incarner une figure monstrueuse n’est pourtant pas qu’affaire d’apparence. (Ne donnerait-on pas le bon Dieu sans confession à Norman Bates ? Le gars est aimable, il présente bien, te prépare des petits sandwichs et revient, plus tard, dans la nuit, pour t’assassiner sous la douche.)
LA FIGURE DU MONSTRE DANS LA FICTION
Quand on parle de monstres, inconsciemment, c’est donc l’image du Minotaure, du Basilic ou du Sphinx qui nous vient à l’esprit, moins celle de Norman Bates, Hannibal Lecter ou d’un docteur Frankenstein ayant créé, de toute pièce, un simulacre d’être humain.
À partir de là, on peut se poser la question de ce qu’est un monstre, de ce qu’il représente mythiquement, humainement et culturellement. Quelle place occupe-t-il dans nos fictions ? Et dans nos cœurs ?
Le monstre : au-delà des seules apparences
Étymologiquement parlant, qu’est-ce qu’un monstre ?
Du latin monstrare, qui signifie « montrer », et monstrum, qui signifie « prodige, phénomène singulier », le monstre est ce qui doit être pointé du doigt, comme les freaks. Le Yéti, la bête du Gévaudan, l’ogre de nos contes d’enfance, Cerbère et d’autres créatures mythologiques appartiennent à cette catégorie.
Ces termes désignent aussi tout un panel de créatures vivantes, de végétaux, les animaux démesurément grands (par extension), une chose dont on s’effraie (au figuré) ou une personne extrêmement laide.
En bref, un monstre désigne toute chose ou personne comparée pour sa laideur, sa disproportion, son abomination ou celle(s) qu’il commet, ou sa grosseur. Le bossu de Notre-Dame est un monstre. Le monstre de Frankenstein est un monstre. (Vous ne l’auriez pas deviné !) Hannibal Lecter est un monstre.
Le plus souvent, le monstre est un être imaginaire, créé pour effrayer les enfants ou des animaux auxquels on a prêté des actes abominables reposant sur des croyances populaires et des peurs ancestrales. (La bête du Gévaudan et le loup, d’une façon plus générale, en sont un parfait exemple.)
Le monstre à travers les âges
Avant de passer au vif du sujet, il convient de faire le point brièvement sur l’évolution du monstre.
La manière dont nous le percevions autrefois et dont nous le percevons aujourd’hui a évolué… ou pas tant que ça. Si nous remontons le temps, nous trouverons :
- la sorcière, qui effrayait par son indépendance vis-à-vis des figures masculines ;
- les monstres de foire, lesquels ne respectaient pas les « standards » ;
- les personnes qui adoptent des comportements dits déviants. (Ce qui représente les tueurs en série, par exemple, aussi bien que les couples de même sexe qui souhaitent enfanter/adopter, si l’on en croit certaines mauvaises langues.)
Cette évolution nous montre combien nous, l’être humain, avons besoin de catégoriser ce que nous ne comprenons pas, ce qui nous échappe.
La sorcière représentait une menace (vraiment ?) pour l’autorité masculine, alors, on a inventé mille et un maux autour de la féminité. Les monstres de foire, par leurs différences anatomiques, se voyaient exposés comme objets de curiosité. Aujourd’hui encore, celleux qui ne rentrent pas dans les « normes » établies par la société sont qualifié·e·s de monstres, d’erreurs de la nature… La différence et l’incompris font peur. Ils génèrent des avertissements, des idées reçues, des comportements haineux, voire violents… et des récits.
Le monstre dans la fiction : le rôle fondateur ou initiatique
Dans nombre de mythologies, le monstre est l’élément fondateur du monde, le chaos qu’il faut dompter.
Souvent, le monstre occupe également un rôle initiatique : le Sphinx pose une énigme à Œdipe, Hercule doit accomplir douze travaux, qui consistent, pour la plupart, à tuer une créature monstrueuse, pour ne citer qu’eux…
C’est ici que je commence à évoquer les deux œuvres que j’ai sélectionnées pour alimenter mon propos.
Ce n’est pas pour rien que j’ai évoqué le rôle initiatique du monstre, puisque c’est précisément le schéma suivi par les Will Graham/Hannibal Lecter de la série télé Hannibal.
Le duo initiant/initié dans Hannibal
Je parlerai, ici, de duo initiant/initié. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’Hannibal, dessinateur plus que doué, se représente en Achille. (Will incarne, logiquement, Patrocle.)
Pour celleux n’ayant aucune affinité avec la mythologie grecque, Patrocle est l’ami intime d’Achille, que celui-ci « ramènera à la vie », puis vengera dans une colère et une douleur terribles. Celleux qui connaissent le mythe d’Achille et Patrocle savent 1) qu’Achille redonne à Patrocle le goût de la vie, en lui accordant de l’attention, notamment, et 2) que Patrocle est voué à mourir le premier. C’est précisément sur ces deux points que repose la chaotique relation Hannigram.
Je t’aime, moi non plus
Entre Hannibal Lecter et Will Graham, c’est une succession de « Je t’aime, moi non plus », de repoussante attirance, une longue découverte de l’autre, mais aussi de soi-même. (Surtout pour Will.) On assiste à l’évolution de deux êtres diamétralement opposés dans la première saison : Hannibal, le monstre, et Will, celui qui traque le monstre et qui, fatalement, en arrive à traquer le monstre en lui, éveillé aux plaisirs simples de la manipulation par Hannibal.
Ce qui n’était, au départ, qu’une enquête du FBI évolue, peu à peu, en jeu macabre, où l’un veut sans cesse impressionner l’autre. Hannibal se réjouit que quelqu’un connaisse sa véritable nature, tandis que Will commence à se brûler les ailes.
Le monstre, l’ordre et la fondation
Pour Will, apprendre à connaître Hannibal est un moyen de se connaître lui-même. C’est l’exemple type de la connexion entre le monstre, l’ordre et la fondation. L’ordre que recherche Will au début – via sa traque d’Hannibal – n’est pas celui qu’il espérait instaurer. Sa relation avec Hannibal marque le début d’une nouvelle fondation.
Si on va plus loin, on pourrait évoquer la sexualité dans le duo Hannigram. Sexualité jamais affichée, mais ô combien évidente. Elle nous renvoie à l’image du héros victorieux sur le monstre, symbole d’ordre au sein du couple. Encore une fois, ordre que ne paraît pas pressé d’atteindre Will, comme si sa relation avec Hannibal était naturelle, ce qui nous renvoie à une opposition monstre/normalité.
Pour finir avec la sexualité, je me devais d’évoquer la dernière scène de la série, quand Will et Hannibal tuent le Grand dragon rouge. Elle est l’apogée de la série, tout en érotisme. Ce meurtre symbolise la première fois d’Hannibal et Will, et c’est naturellement que Will enlace Hannibal, avant de les précipiter dans le vide. L’ordre est instauré et il ne convient pas à Will.
Quand on n’est plus capable d’affronter la réalité
Le cas de Will est celui du personnage qui n’est pas ou plus capable d’affronter la réalité, mais aussi du monstre tapi et qui attend son heure pour sortir.
En ce sens, Mr. Hyde se rapproche fortement de Will Graham. Il est celui qui jaillit pour échapper à la réalité, à la bonne société victorienne (puisque le docteur Jekyll, lui, est un homme bien sous tout rapport), mais peut-être ce monstre intérieur attendait-il patiemment son heure ?
Quand est franchie la limite de l’interdit…
Quand est franchie la limite de l’interdit, on obtient L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, de Robert Louis Stevenson. (Auteur, entre autres, de L’île au trésor.)
Jekyll et Hyde sont les moitiés d’une seule et même figure : celle d’un homme qui essaie d’échapper au carcan de la bonne société victorienne, tout en conservant son statut aux yeux de cette même société. C’est-à-dire qu’il la méprise suffisamment pour se transformer en monstre, mais pas assez pour assumer ses actes.
Le double : ce monstre en nous
Le double est cette inquiétante entité qui nous connaît mieux que personne. Il est cette autre facette de nous-mêmes, qui resurgit parfois pour affronter une dure réalité ou assouvir une curiosité, un besoin impérieux. Le double reste profondément enfoui et est condamné à exister en cachette.
Le double éprouve des émotions que l’on n’éprouverait pas sans lui. Jekyll créé d’ailleurs une potion afin de pouvoir passer de l’un à l’autre état à sa guise, sans avoir réellement besoin d’en choisir un seul. Cette potion, c’est le symbole d’un sentiment de liberté ; le monstre est libéré, la limite est franchie, et l’interdit peut alors devenir permis. Mais cette potion est, surtout, le symbole d’un ensemble : Hyde et Jekyll cohabitent, ils forment un tout cohérent et ne se quittent jamais. En outre, nous pourrions estimer que Jekyll n’a jamais vraiment créé Hyde, que celui-ci n’a toujours été qu’une entité dormante, laquelle se voit refrénée grâce à la potion.
Cette potion qui, finalement, nous expose la formidable adversité entre deux facettes d’une seule et même personne. Cette potion qui permet d’explorer la dualité du genre humain, car nul·le n’est tout à fait bon·ne ni tout à fait mauvais·e.
La dualité est un concept très utilisé lorsqu’il s’agit de monstres. J’aurais pu évoquer Le cœur révélateur, nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le portrait de Dorian Gray, roman d’Oscar Wilde, ou le Frankenstein de Mary Shelley. Je voulais néanmoins limiter mes recommandations à des œuvres que j’ai réussi à lire en entier. (Ce qui n’est le cas ni pour Dorian Gray ni pour Frankenstein.)
Retenez surtout que le monstre fait essentiellement partie de nous, qu’il dorme ou s’expose au grand jour, même si, le plus souvent, sous un masque de bien-paraître. Le monstre est ce que l’on a trouvé de mieux pour évoquer la dualité de l’être humain, sa complexité face à ses désirs et à ses peurs. Surtout, le monstre n’est pas moins humain que nous ; ça, c’est ce que l’humain cherche à vous faire croire.
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