Aujourd’hui (toujours dans le cadre de #LaSemaineFantastique), je vous propose une lecture filmée d’une partie du chapitre 1 des Murmureurs. Et, pour celleux qui en préféreraient la lecture, vous trouverez le chapitre entier ci-dessous. Bonne écoute ou bonne lecture !

CHAPITRE I

1.

Les vagues roulaient avec nonchalance. Cernée par une dizaine d’écueils, Taily Fair semblait flotter au milieu du brouillard ; il l’encerclait et grossissait à vue d’œil, à mesure que le canot progressait en scindant les eaux d’un bleu scintillant. La mer alentour était d’un calme communicatif, une atmosphère de langueur s’en dégageait. Là, les journées s’écoulaient de manière différente par rapport à Londres, et d’après ce qu’avait compris Edward Borrow des présentations dressées par son hôte, le temps se découpait presque avec une infinie lenteur. On ne se pressait pas sur Taily Fair. Les jours rapides, vécus dans la vigueur de la jeunesse et la nécessité de se constituer une petite retraite, appartenaient définitivement au passé, bien que l’île ait toujours conservé ce petit charme désuet. On y vivait, on y mourait sans plus de cérémonie.

De loin, elle s’apparentait à un long caillou dont la pointe formait une presqu’île insignifiante. Quelques rares hauteurs émergeaient de la brume et tout à coup, Edward trouva l’endroit idéal pour s’y suicider. Agréable. Isolé. À mille lieues de la ferveur qui secouait Londres.

Cheveux au vent, il se laissait bercer par les remous. Le ronronnement du canot motorisé le maintenait dans une torpeur relative. L’odeur de gas-oil lui piquait parfois les narines, mais le plus souvent, celle de l’iode la balayait. Droit devant et dans un calme presque absolu, Taily Fair lui tendait les bras. La tranquillité aussi. Pour autant, une certaine angoisse l’envahissait depuis son embarquement, en Écosse. La crainte de la solitude, fatalement. Une appréhension légitime pour lui qui n’avait vécu qu’à Londres. Les vacances à la campagne, il avait toujours refusé. À la mer, pareil. Il appréciait rester seul, mais le brouhaha ambiant lui manquerait. Les rares têtes connues aussi, le petit vendeur de journaux, la guichetière à la banque, les enfants qui jouaient dans le square, en bas de son immeuble… Surtout eux. Ils reflétaient la légèreté du monde. Enfin, jusqu’à ce qu’éclatât la guerre et qu’elle injectât dans leurs regards une expression lardant le cœur.

La capitale britannique et ses chemins de fer, ses quais bondés, Big Ben, ses plus de cinq millions d’habitants… Ses bâtiments en ruine. Des lieux qu’Edward fréquentait. Détruits. Son appartement ? Impossible d’y habiter, les murs tenaient à peine debout.

La mine de l’instituteur s’assombrit. Il avait perdu des élèves. Pas des proches, il n’en avait aucun hormis cet homme qui occupait parfois ses pensées en douce. Celui dont il ne se rappelait pas la voix à cause de l’alcool qui les imbibait. Pas même le visage. Blond, châtain, grand, souriant… ça se mélangeait et Ed en revenait inlassablement au même point : il ne s’agissait après tout que d’un inconnu. Un de plus. À quoi bon connaître son prénom ? C’était la guerre, l’un comme l’autre cherchait à raviver l’étincelle d’insouciance.

Le reste du monde avait perdu de son attrait. Surtout Londres, qui lui rappelait ce qu’il essayait de tromper le soir en buvant. Il n’avait emporté qu’une bouteille de whisky bon marché. Ainsi, pas d’excuse pour perpétuer cette sale manie. Il se laissait aller depuis longtemps, depuis le départ précipité de cet inconnu après une nuit trop courte. Certaines habitudes de la vie citadine lui manqueraient et à son retour, il constaterait à quel point 1919 lui aurait échappé. Peut-être y verrait-il alors un prétexte pour tout recommencer ? Peut-être s’y autoriserait-il enfin ? Refaire le monde autrement qu’au fond de son verre…

L’isolement seul ne l’effrayait pas. La perspective d’un renouveau, en revanche, le taraudait plus qu’il ne l’admettait. Officiellement, Taily Fair lui permettrait de reprendre le dessus sur sa propre vie. Officieusement, il préférait tourner le dos à ces dernières années plutôt que de les affronter. Il était un homme brisé, le savait et comptait y remédier. Il ne souhaitait surtout pas reconstruire sur des débris, au propre comme au figuré. De ce qu’il avait connu et vu évoluer au fil des ans, il ne restait que des ruines, des bouts de témoignages en pierre et en béton. Il pouvait se souvenir, pas tirer un trait et creuser de nouvelles fondations en prétextant une existence meilleure. Faire mieux que les années précédentes n’était pas difficile, alors il voulait le faire bien. Juste bien.

Assis à l’avant, Ed trépignait d’impatience de s’installer, sous le regard un peu vide de Matthew Shern, l’unique hôtelier de Taily Fair et la seule personne ayant proposé de l’héberger pour l’année. Neutre, telle était l’idée qu’il se faisait de lui. Un type vraiment très commun avec ses cheveux châtains sous le chapeau de feutre qu’il retenait à la moindre bourrasque, son pantalon droit brun et son manteau au col remonté pour le protéger du vent glacial. Son visage aussi s’avérait des plus banal, en dépit de traits harmonieux. Un mélange de sympathie et de mélancolie s’en dégageait, la première soulignée par une bouche souriante, la seconde émanant de ses yeux en amande, pers, beaux, mais dépourvus d’éclat. Il parlait rarement, mais d’un ton aimable. Sa voix se révélait plaisante, plutôt grave et chaude. Matthew Shern montrait une assurance qui désarçonna Edward dès les premiers mètres, bien avant de monter dans le canot, et ce fut son regard terne qui le rassura, du genre à ne pas mentir ; Ed posait le même autour de lui.

À l’embarquement, Matthew ne montrait déjà aucun signe de prolixité, se limitant aux politesses d’usage, ce qui arrangeait Edward. Lui-même éprouvait des difficultés monstrueuses à tenir une discussion, d’autant que la plupart, depuis la signature de l’armistice, tournaient autour de la guerre et des dégâts causés.

Malgré une mine qu’il aurait pu qualifier d’indécise, il lui devinait un air heureux à l’idée d’amener quelqu’un sur l’île. En voyant le seul bagage, Matthew avait attendu comme un acquiescement de la part de son futur hôte. D’un geste vif, il s’en était emparé, avant de marcher d’un pas élancé vers leur moyen de transport. Une fois de plus, son corps avait parlé pour lui et mis en avant cette confiance que lui envia Edward.

Il resserra son étreinte autour de la poignée de sa valise. Tout ce qu’il possédait désormais tenait là-dedans : quelques vêtements, de rares photographies glissées entre deux pull-overs et un modeste nécessaire de toilette. Le strict minimum. Ce qui lui remémorait Londres avait fini au feu ou aux ordures, parfois chez les nécessiteux.

Nul ne mettait plus les pieds sur Taily Fair depuis une bonne décennie, en dehors des gars du bateau chargé de ravitailler la cinquantaine d’âmes qu’elle abritait et une jeune femme récemment installée sur place. Beaucoup de quinquagénaires, frileux à la perspective de quitter un jour leur lopin de terre pour rejoindre le continent. Les bombes avaient épargné l’île, ce qui la rendait si appropriée aux aspirations d’Edward, si précieuse. L’endroit rêvé pour un trentenaire marqué par les récents conflits. Ed la trouvait idéale pour se ressourcer après leurs ravages.

Il se laissa porter par les flots et le ronronnement du moteur jusqu’à ce que l’esquif rencontrât un banc de sable perdu dans le brouillard. Une odeur de résine de pin sylvestre flottait dans l’air et les vaguelettes y mêlaient celle de l’iode, subtile, un mélange floral et d’humus. Par-dessus piquait celle, légère, des algues qui pourrissaient. D’ailleurs, Edward nota que la mer rougissait par endroits, quand il aida Matthew à tirer le canot sur la plage. Par-dessus encore, un autre parfum, désagréable, venait se conjuguer au reste épisodiquement. À ces instants, la résine, l’iode et l’humus se déclinaient en relents aigres, ceux qui mettent le cœur au bord des lèvres et retournent l’estomac.

2.

Derrière son sourire mi-réjoui, mi-tracassé, Matthew avait longuement détaillé Edward Borrow, cet instituteur à l’air perdu qui débarquait sur Taily Fair. Son allure de jeune premier le trahissait, mais pour autant, ses yeux ne dégageaient aucune fierté. Ni aucune chaleur, à vrai dire. Scrutateur et tel un feu mourant, il se posait sur chaque élément de ce qui l’entourait. Que se passait-il sous ce crâne-là ? Impossible à déterminer. Edward n’affichait pas une mine froide ou fermée, seulement, cet homme ne donnait pas envie de discuter avec lui. Un coup d’œil de sa part suffisait pour comprendre. De plus, son unique bagage laissait supposer qu’il avait tout quitté pour rejoindre Taily Fair.

Primo, Matthew ne désirait pas engager la conversation sur ce terrain glissant. Secundo, cet endroit n’était pas le mieux placé pour rendre leur éclat à des prunelles mornes et le sourire à un type en apparence déboussolé. Ses cheveux clairsemés ployaient sous le vent, mais rien ne troublait sa contemplation de l’île. Que lui trouvait-il qui ne finirait pas en regrets d’être venu y vivre ?

Les épaules de Matthew s’affaissèrent. Il n’aurait jamais dû proposer à Edward de l’amener ; acte égoïste au possible et il s’en mordait déjà les doigts. La puanteur que dégageaient les fonds marins dans le coin le lui rappela, de même que la seule vue de l’île. Elle portait les stigmates de vies laminées ; Edward n’avait pas encore appris à les distinguer, voilà tout. Taily Fair se montrait fourbe vis-à-vis du voyageur égaré ou inexpérimenté. Sous leurs airs de quiétude, ses côtes meurtries par le vent et la houle n’aspiraient qu’à le perdre. Ses falaises s’effritaient. Ses zones gorgées d’eau et couvertes d’une végétation luxuriante formaient des marécages trompeurs. Taily Fair était un caillou jeté dans l’immensité marine, un bout de rien que les conditions météorologiques n’épargnaient pas, un assemblement de roc et de flore, de boue et de sable.

Peut-être que, dans les yeux d’Edward, Matthew cherchait à retrouver l’île qu’il appréciait tant autrefois.

3.

Plateau rocheux, Taily Fair se composait essentiellement de falaises. Matthew expliqua que de la côte, il leur faudrait emprunter l’un des escaliers escarpés creusés à même la roche.

— Je porterai votre valise, ajouta-t-il. Je ne voudrais pas que vos pieds peu habitués vous entraînent dans une chute mortelle. Même si ça n’arrive plus…

Il tenta un sourire à l’intention aimable, mais Edward le trouva surtout crispé. L’instituteur approuva néanmoins, laissa l’hôtelier descendre, puis lui tendit la valise avant de le rejoindre maladroitement. Il se réjouit à l’idée de se dégourdir les jambes, malgré des premiers pas incertains. Un pâle soleil d’hiver réchauffait l’air avec mollesse et les nuages se traînaient paresseusement autour de l’astre.

Les deux hommes tirèrent le canot sur la plage, puis se mirent en route. Edward se sentit minuscule au pied des falaises vertigineuses, là, seul sur la côte déchiquetée.

— J’espère que l’endroit vous plaira ! lança Matthew par-dessus le souffle du vent.

— Il n’y a pas de raison…, affirma Edward en dégageant son front d’une mèche brune tenace.

— On n’a pas grand monde, ici, à part d’anciens pêcheurs. Personne n’accepte plus de vivre parmi nous. Trop difficile.

Ils quittèrent la plage pour s’engager sur les marches abruptes et usées. En haut apparut un relief rugueux, aux herbes hautes battues par les bourrasques. Il jouissait d’une grande variété de paysages : un bois côtoyait les abords du village, au-delà duquel des marécages s’étendaient vers un isthme et une maison isolée près d’un promontoire de roches. Edward nota la présence de bâtiments en ruine, nichés au fond d’une vallée, en amont des habitations. De Taily Fair se dégageait un charme fou, de ses arbres immenses qui, d’en bas, devaient sembler chatouiller les cieux, à la péninsule verdoyante qui entourait un pic plus impressionnant que les falaises, à quelques mètres – ou kilomètres ? À cette distance, Edward ne distinguait pas bien – du passage étroit qui reliait la majeure partie de l’île à une autre, insignifiante et désertique. Cette seconde parcelle rappelait une langue de cailloux qui s’élançait dans l’Atlantique. Ed n’y aperçut aucune végétation, aucun édifice. Elle était comme stérile, parcourue de crêtes saillantes et la froideur qu’elle inspirait, malgré la mer de ciel un peu orangée qui la réchauffait, déplut au trentenaire.

Une chapelle gardait l’entrée du village. Matthew emprunta un sentier dans cette direction, boueux et aux trous rebouchés de graviers. Il avait plu récemment ; une odeur de pétrichor se mêlait à celle, plus persistante, de l’eau salée.

— Monsieur ?

Ed eut l’impression de quitter un rêve éveillé, l’un de ceux où les bruits, les déplacements alentour nous parviennent, mais duquel on ne s’extirpe. Sauf que, l’espace d’un instant, aucun son ne flotta dans l’air. Ni la respiration haletante d’Edward ni le cri des mouettes au-dessus de leurs têtes. Un silence absolu, aux bruits égarés. Le jeune homme mit ceci sur le compte de sa contemplation. Il avait dû perdre pied, d’une certaine manière, happé par la beauté millénaire des lieux, par leur simplicité et la force de la nature.

Un vent d’est glacial balayait l’île et asséchait la végétation. Une pluie fine commençait à tomber, éclaboussant les brindilles d’herbe jaunie et déposant une mince pellicule sur les cheveux d’Edward.

— Je vous demandais si vous souhaitiez visiter l’île, demain, reprit Matthew.

— Avec plaisir.

Rêveur, Ed admira encore un peu la vue. Jouer les touristes lui procurerait le plus grand bien. Par ailleurs, la quiétude de Taily Fair lui plaisait déjà.

— Surtout, parlez aux autres, enchaîna Matthew. Ça leur évitera de se complaire dans l’aigreur.

Edward acquiesça pour ne pas froisser son hôte, et puis à défaut de sympathiser, il s’enfermerait moins dans la solitude. Voir de nouveaux visages lui changerait les idées. Sans doute.

Matthew s’arrêta et le considéra d’un air vague. Impossible d’évaluer ce que reflétaient ses prunelles soudain brumeuses. Lassitude, dépit, contrariété ? Ses traits se durcirent avant qu’il daignât poursuivre.

— Les gens sont un peu revêches et vous êtes nouveau sur l’île. Un gars de la ville. Allez les voir, saluez-les. Miss Holton a eu un peu de fil à retordre à son arrivée, il y a deux mois. Je dirais que certains réticents commencent à l’accepter. Un jour, ce sera vous.

— Je ne reste qu’un an, de toute manière, répliqua Edward.

Matthew se remit à marcher.

— Et si le coin vous séduit ?

— Je débarque à peine ; j’aviserai en temps voulu.

Le ton sec d’Edward dut dissuader l’hôtelier d’insister, car il n’ouvrit plus la bouche jusqu’à ce qu’un établissement à l’enseigne branlante apparût au bout de la rue.

— Ne faites pas attention à la vétusté des lieux, bredouilla-t-il en poussant une petite grille piquée de rouille.

Il s’engagea dans l’allée étroite qui menait à l’hôtel, dont Ed nota la présence de carreaux cassés au second étage. En retrait de la route, il s’élevait péniblement, usé par les époques. Il ne présentait aucune particularité, et par temps de brouillard, il devait au mieux ressembler à une masse indistincte.

Matthew ouvrit enfin la porte, qui grinça de protestation. Le bas buta sur un carrelage mal fixé. L’hôtelier s’empressa de le replacer, l’air de rien, du bout du pied. L’odeur de renfermé, volatile, se dégagea brièvement de l’endroit avant d’aller se perdre ailleurs.

Un hall d’accueil apparut, avec ses rares fauteuils disséminés autour de tables rondes, sa radio sur le comptoir, au fond, et son panneau en bois chargé de clefs. Un bouquet de fleurs trônait sur une desserte qui disparaissait sous la poussière, à droite, près de la fenêtre. Edward préféra ne pas s’attarder sur l’état des rideaux, blancs d’origine, ni sur la tapisserie fleurie mouchetée de taches brunes. L’ensemble, vieillot, avait jauni ; son apparence qui ne trompait sûrement personne. La nostalgie faisait son œuvre ici. Un escalier grimpait le long du mur, sur la gauche, et sa moquette montrait des marques d’usure.

Matthew redressa un tableau, puis passa derrière le comptoir pour récupérer un trousseau.

— Chambre deux, premier étage, indiqua-t-il en montant les marches. Bon séjour parmi nous.

Edward le souhaitait, car son équilibre en dépendait. Il franchit la porte de ce qui constituerait maintenant son abri. Celui-ci contenait un mobilier classique et les draps exhalaient une odeur de propre. Ed s’assit au bord du lit et observa sa valise. Il finirait de la vider plus tard, épuisé par son voyage.

L’école dans laquelle il enseignerait n’avait rien de plus que celle de Londres, si ce n’était sa taille beaucoup moins impressionnante. Dressée au bout de la rue de l’hôtel, il l’avait aperçue dès son arrivée, la veille. Le pâle soleil d’hiver blanchissait les vitres presque opaques de crasse.

Au-delà se situait l’ancien village, évacué pour des raisons obscures, selon Matthew. Le passage étroit qui reliait les deux parties de l’île – la Grande à la Petite – traînait une funeste réputation, mais nul n’aurait su expliquer laquelle ni pourquoi d’aucuns s’attardaient dans les parages. Ed se contenta d’un hochement de tête sans quitter les ruines des yeux, au fond d’une cuvette cernée de dunes. Çà et là, des habitations aux murs branlants, des clôtures pourries, des charrettes qu’une mousse abondante recouvrait. Un tapis de brume flottait au-dessus du sol et se retirait peu à peu avec la montée du jour.

Les rayons du soleil, timides, conféraient un peu de vie au lieu en projetant des ombres sur les graviers et la bruyère. La même odeur de pourriture qu’au bord de la mer primait sur les autres, pin, toujours, terre mouillée et une dernière, insaisissable et piquante. Gêné, Edward plissa le nez. Il essaya tant bien que mal de donner un nom à cet effluve particulier qui lui montait à la tête, puis abandonna quand une bourrasque le chassa pour de bon.

Un peu plus loin, il aperçut une silhouette tassée sur elle-même qui déambulait dans les herbes folles. Les bras croisés sur la poitrine pour lutter contre le vent permanent, elle jeta plusieurs coups d’œil par-dessus son épaule, en direction de l’isthme. Ed nota de l’inquiétude dans ses gestes. Un manque d’assurance, aussi. Un mélange d’angoisse, qui traduisait sa démarche hâtive, gauche, et de fascination.

— Voici Nora, glissa son hôte en se tournant vers l’intéressée.

Une intrusion dans les pensées d’Edward, qui n’en montra rien.

— Nora Eloy, une vieille fille qui n’a plus toute sa tête. Enfin…

Une ombre balaya le visage de Matthew.

— Elle ne l’a jamais vraiment eue : elle entend des voix.

— Aurait-elle peur ?

— Vous voyez cette cabane, en contrebas ?

Ed porta le regard à l’endroit indiqué par Matthew. En effet, une habitation sommaire et isolée de l’ancien village se dégageait du paysage désolé, à côté du promontoire aperçu la veille.

— C’est là que Léonie vit avec son fils. Elle l’enferme à longueur de journée. Le pauvre bougre n’a peut-être jamais vu le soleil.

Edward frissonna à cette perspective et se montra ravi que Matthew ne s’attardât pas là-dessus. En fin de compte, ce qu’il considérait comme une île calme et attrayante dégageait un côté de plus en plus sinistre. Du gris délavé du ciel à la bise continue, des récits de Matthew aux habitants… Ed se demanda s’il se sentirait un jour chez lui sur Taily Fair.

— Surtout, Edward… ne vous approchez pas de cette femme ni de cette baraque.

Ed se retint de poser des questions ; son intuition lui disait que les explications ne lui plairaient pas. Il souhaitait juste reprendre sa vie en main sans ennuyer quiconque, rien de plus. Poser des questions à tout va ne lui rendrait pas sa tranquillité perdue, alors il se contenta d’acquiescer.

4.

Matthew détourna les yeux de Nora. Alors que les habitants l’avaient toujours qualifiée de folle, il acceptait de lui accorder le bénéfice du doute, car lui aussi, parfois, entendait une voix. Toujours la même depuis son enfance, celle dont il n’avait jamais parlé ou confié le secret, pas même à un ours en peluche. De toute manière, cette voix ne le sollicitait en rien et ne causait de tort à personne. N’étant pas du genre à s’embarrasser de ces choses, il avait appris à vivre avec.

Pour cette raison, effleurer l’histoire de Léonie lui en coûta. S’immiscer dans les affaires des autres n’était pas dans ses habitudes, les raconter, encore moins. Il ne désirait pas s’en mêler, tout comme il préférait qu’autrui ne s’occupât guère des siennes. Un bon échange de procédés, bien qu’il se dût de prévenir son hôte sur un point : ne pas côtoyer Léonie. Elle avait un mauvais fond et dans ses yeux brillait une étincelle d’arrogance. Il l’apercevait souvent près de l’isthme, à la nuit tombée, à chercher après son fils qui l’appelait à l’aide, alors qu’il restait normalement enfermé. Qu’elle ait pu devenir folle ou paranoïaque, Matthew voulait bien le croire ! Hormis pour un point précis, une contradiction : lui aussi entendait la progéniture de Léonie crier au secours.

Matthew posa le regard sur Edward. Si celui-ci buvait ses paroles, il ne s’en montra pas moins soulagé quand l’hôtelier mit fin à la conversation. Tout ce qui concernait Léonie, sur cette île, dégageait un profond sentiment de malaise. Était-ce pour sa vie de misère, de recluse ? Pour les trois petites pierres tombales dressées à côté de chez elle ? Pour les rumeurs que colportait Nora à son sujet ? Rien ne la prédestinait à cette existence de paria. Et son fils, ce monstre qu’elle n’assumait pas, à tel point qu’elle le privait de sa liberté…

Consterné, Matthew se tourna vers les tombes qui jouxtaient un modeste potager, puis guetta le passage de Nora, qui approchait.

La vieille fille ne les aborda pas tout à fait. Ses lèvres remuaient, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Dans ses yeux clairs, une ombre naissante suggérait un trouble, de même que ses sourcils froncés. Elle tendit le cou. Son expression impénétrable laissait planer une affreuse incertitude quant à ses intentions. Nora incarnait la gentillesse même, mais entrait dans des colères noires pour peu que ses voix la titillassent. Ces entités sonores existaient vraiment pour elle. Pour autant, nul n’aurait pu affirmer qu’elle était folle, car ses propos et ses actes demeuraient censés. Son teint cireux, lui, supposait une anémie ou toute autre maladie, aussi les habitants respectaient-ils ces maudites voix devant elle. Dans son dos, par contre… Les discussions allaient bon train, au café, mais chacun se mettait d’accord pour dire que Nora Eloy n’avait pas un mauvais fond.

Elle pencha la tête et considéra Matthew avec insistance. Elle tendit le bras vers lui, eut un mouvement de recul. Ses gestes nonchalants respiraient la nervosité. La vieille dame tremblait dans son manteau. Sa mâchoire bougeait en un va-et-vient lent et régulier, mais jamais sa gorge ne produisit aucun son et sa bouche ne forma aucun mot. Elle se mordilla la lèvre inférieure d’un air hésitant.

Matthew n’attendit pas davantage et enjoignit son hôte à le suivre sur le sentier qui les ramènerait au village, sur la route principale.

5.

Nora ne parvenait pas à quitter Matthew des yeux. Elle ne connaissait pas l’homme à côté de lui, mais la silhouette blanchâtre qui marchait dans le sillage de l’hôtelier, si. La vieille fille avait vu Matthew grandir et cette forme ne l’avait pas lâché.

Elle voulut approcher, mais les voix n’appréciaient pas qu’elle pénétrât ce qu’elles appelaient leur zone de confort, celle qui assurait leur liberté.

Relative, ricana Nora en songeant à leur mode de survie.

Elle n’alla pas plus loin dans ses remarques. Les voix, toujours elles.

Un détour par les falaises l’apaiserait. La vue du large suffisait à calmer ce qui bouillonnait en elle. Du haut de ses soixante-cinq ans, elle n’avait jamais trouvé la paix de l’esprit. Pas une nuit elle n’avait dormi tranquille, sans entendre ces maudits murmures. Elle était une personne à part, le savait, mais aurait mille fois préféré n’être qu’un simple quidam. Elle avait prié toute sa vie durant pour que cessent les chuchotis, les directives.

Le visage relevé, elle prit une profonde inspiration. L’air froid glissa dans sa gorge. L’appel du large. Elle mit les bras en croix. Les bourrasques gonflèrent son manteau, elle tituba, pencha en avant.

Sauterait-elle ?

Ses traits se crispèrent. Les voix le lui interdirent. Pas ici.

Pas maintenant.

6.

Nora représentait un curieux personnage. Et que dire de cette Léonie ? Perplexe, Edward suivit Matthew au cœur des dunes pour rejoindre un sentier escarpé qui menait aux falaises, par où ils étaient arrivés, la veille.

— La vue y est magnifique ! s’exclama l’hôtelier en marchant d’un pas enjoué.

Donc rapide. Que cachait cet engouement ? Pas qu’il ait forcément dû dissimuler quoi que ce fût, mais avec les récentes divulgations, Ed concevait que Matthew voulût creuser la distance. Il évoluait dans cette atmosphère depuis toujours. Il avait vu Nora vieillir et résister vaillamment à l’emprise de ses voix, assisté au dépeuplement de son île, et par extension, de son hôtel. Un bâtiment aisément qualifiable de miteux, avec son vestibule sombre et son ameublement sommaire. Edward ne comprit pas ce qui retenait Matthew ici, hormis ce qu’il restait de l’établissement. Le revendre était impensable. Vivre là en donnant l’impression de ne pas vouloir y rester, pire encore.

L’instituteur jugea de l’état du ciel après qu’une grosse goutte désagréable s’écrasât sur son crâne. Sans virer à l’orage, il tirait sur une teinte menaçante, celle des jours de forte pluie.

— Ça devrait passer, assura Matthew comme s’il venait de décrypter ses réflexions.

Non. Rien ne passerait, ni le temps de chien ni ce que venait de lui dire son hôte. Il accordait déjà trop d’importance aux récits rapportés par son logeur. Une île exposée aux quatre vents, des tombes dressées près de la maison d’une démente supposée, une vieille fille étrange et au regard intense… Les ingrédients idéaux pour un prologue de roman noir, peu propices à ce à quoi aspirait Edward.

Il se ressaisit. Inutile de se démanger les méninges, tout se déroulerait à merveille. Quant aux locaux, ils finiraient bien par s’habituer à sa présence, et que représentait une année ici comparée aux précédentes à Londres ? Un renouveau. Quoi qu’il advînt, Edward devait garder cet objectif en tête.

Une série de bourrasques se hâta de chasser les nuages, auxquels succédèrent de pâles rayons qui percèrent ce qu’il restait de la masse cotonneuse. Les sombres pensées d’Edward désertèrent son esprit pour qu’il portât son attention sur le couple qui s’activait au bord du précipice.

— Ne devriez-vous pas vous installer moins près du gouffre ? lança Matthew à l’homme.

Celui-ci se tourna pour le saluer. Les traits crispés, le cheveu rare, l’œil étincelant qui fait les génies, il n’apparut à Edward ni sympathique ni le contraire. Juste un bonhomme rabougri qui n’oubliait pourtant pas la politesse. Le genre à ne pas commettre les erreurs qu’il reprochait aux autres.

— Vous dites ça parce que j’ai tenté par deux fois de me mettre la corde au cou, grogna le type en retournant à son appareil photo.

Face à lui, son châle beige sur les épaules, une jeune fille rousse posait dans une robe aux motifs bleutés. D’un teint éclatant, elle sourit à Edward comme pour lui souhaiter la bienvenue. Il ne lui donnait pas plus de douze ou treize ans, mais un détail dans sa posture, droite, ou sur son visage grave suggérait la maturité. Elle avait les traits tirés et de profonds cernes soulignaient ses yeux sévères.

— Pardonnez-moi, déclara le photographe en rejoignant Edward. James Nesbitt, enchanté.

Il lui tendit une main ferme qu’Ed mit du temps à serrer parce que tiré brutalement de ses réflexions.

— C’est bien ce qu’on dit, dans ces cas-là ? l’interrogea James en haussant un sourcil intrigué.

— Euh, oui. Oui. Tout à fait. Edward Borrow, ravi de faire votre connaissance.

— Assez de ces politesses ! intervint l’inconnue à la chevelure de feu. Je suis Johanna, la cadette de James. Voilà. Pouvons-nous passer à la suite, cher frère ?

Autoritaire. Peut-être caractérielle ? Au fond, cela importait peu. Ed se plaisait purement à détailler les gens, à essayer de les déchiffrer, bien que la plupart possédassent plusieurs épaisses couches avant de laisser apparaître leur nature profonde. Edward appelait ça le principe de l’oignon : plus on épluchait les personnalités, plus il y avait de conséquences possibles.

James se repositionna derrière le trépied de son appareil.

— Votre… ami, là ; il ne boit pas que du lait, l’entendit remarquer Ed à l’égard de Matthew.

Edward s’éclaircit la gorge pour rappeler sa présence. Ainsi, son pendant pour l’alcool se lisait sur son visage ? Lui qui pensait dissimuler sa nervosité, voilà qu’elle le gagnait à présent. Elle emplissait ses poumons, passait avant au travers de ses pores, suintait goutte à goutte dans ses veines pour se propager avec une délicatesse insidieuse.

Nul ne daignant se retourner, il proposa à l’hôtelier de rentrer. Il en avait assez vu et entendu. Taily Fair avait tout d’une île paradisiaque ou presque, avec son paysage magnifique, tissé de mille et une couleurs, ses hauteurs à couper le souffle, mais ses habitants se révélaient abominables, pétris d’une solitude qui les aigrissait. Leurs yeux brillants observaient Ed avec une curiosité débordante et malsaine. Leurs bouches n’articulaient que des propos étranges ou blessants. La gentillesse, la bonté n’émanaient d’aucun d’eux, sauf de Matthew. Et que dire de ce James Nesbitt, ce curieux personnage qui entretenait apparemment une passion dévorante pour la photographie ? Sans quoi, il n’aurait pas investi dans un tel appareil, hors de prix pour les revenus modestes qu’il affichait. Bien vêtu, élégant, mais il portait des chaussures aux semelles usées et au cuir pâli. Peut-être réservées à ses excursions pour ses prises de vue ?

James coupa court à la volonté d’Edward de regagner l’hôtel.

— Les gens ne veulent pas de vous ici, déclara-t-il d’un ton revêche.

Il radoucit aussitôt.

— Enfin, notez que moi, je m’en fiche. Un de plus ou un de moins…

Sa sœur le fusilla du regard. Désapprobation de ses propos ou agacement dû à la séance qui s’éternisait ? Edward n’aurait su le déterminer. Il n’appréciait pas ce photographe et s’en tiendrait là. Derrière ses faux airs d’amabilité, il ne l’inspirait pas plus que les autres.

7.

James regarda les deux hommes partir et leur trouva un air complice. Matthew Shern n’était pourtant pas le genre de gars à sociabiliser. Globalement, on ne connaissait que très peu de détails sur lui. Il avait hérité l’hôtel et les grosses économies de ses parents, disparus sur l’île. Il vivait là-dessus en se résignant à ne pas effectuer de gros travaux dans l’établissement. Taily Fair ne subsistait plus de la pêche depuis bien longtemps, encore moins du tourisme. Ce n’était pas plus mal, car les habitants détestaient les nouvelles têtes. En ce sens, l’arrivée d’Edward causait une sorte de déséquilibre dans une routine huilée à la perfection.

James n’aimait pas Edward. Il l’avait maudit dès la nouvelle de sa venue annoncée par Matthew, ce solitaire qui ne cessait de répéter qu’un jour, il s’établirait à Londres. Il fallait croire qu’un truc le retenait sur Taily Fair. Un lieu, un souvenir, quelqu’un. Peut-être la tombe de ses parents, dans le vieux cimetière. James en doutait cependant : il ne l’avait jamais surpris à s’y recueillir. D’un autre côté, il ne le surveillait pas. Peu importait, car il avait commis une belle erreur en ramenant Edward. Ils n’avaient pas besoin d’un instituteur. James faisait lui-même la classe à Johanna, depuis le départ du précédent, et en profitait pour achever l’éducation commencée par leurs parents, décédés eux aussi.

— Je te trouve perplexe, James.

Le photographe se voûta. Il faudrait peut-être virer ce nouvel arrivant à coups de pied au derrière ou de remontrances. James n’aimait pas l’idée de le croiser au village, de le saluer par pure politesse et de le dédaigner par-derrière. Ce n’était pas dans sa nature, tous ces efforts pour accepter un parfait inconnu.

— Ce type ne m’inspire pas confiance, admit-il à contrecœur.

Se confier à sa sœur, très peu pour lui. Elle avait la leçon de morale trop facile. À l’expression blasée sur son visage, il comprit qu’elle s’apprêtait à lui formuler une remontrance de son cru.

— Ton problème, mon cher frère, c’est que tu juges les autres avant même de les connaître.

Ton insolent qui ne souffrait aucune discussion. À cause de la dépression de James, elle oubliait qui prenait les décisions. Ou plutôt, elle ignorait les objections de son aîné, objectait sans cesse et s’entourait de mystère. James ne savait pas le demi-quart de ce à quoi elle occupait son temps libre. En vérité, il la soupçonnait de monter sur les falaises pour observer les gens, en bas, qui s’activaient telles des fourmis. Elle rêvassait énormément, s’interrogeait sur tout. James n’était pas doué pour lui répondre. Il n’était d’ailleurs pas doué pour grand-chose, hormis tirer des portraits.

Photographe de guerre, un boulot qui lui allait comme un gant. Maintenant qu’il n’y avait plus de soldats à immortaliser, ni de veuves, ni de bébés crasseux, il se sentait vide. Inutile. On le privait de ce pour quoi il se montrait compétent : prendre ses semblables sur le vif, imaginer leurs existences, mais ne jamais, jamais essayer de se mettre à leur place. Ne pas se laisser atteindre. Il avait assisté aux conflits à travers un objectif, celui-là même qui l’avait empêché de devenir fou parce qu’il se convainquait de l’utilité de son travail. Plus tard, son œuvre apporterait une vision nouvelle des bombardements, des deuils. Aujourd’hui, il ne parvenait plus à regarder la vie en face. Il avait besoin de son objectif ; ce filtre lui donnait l’impression de pouvoir tout réécrire.

Concernant Edward, il n’avait cependant pas menti : les habitants voyaient sa présence d’un mauvais œil. Pour quel motif ? Ils n’appréciaient pas les nouveaux. Bien ancrés dans leurs habitudes, ils se levaient chaque matin en connaissant le détail de leur emploi du temps, à l’heure près. Ils ne laissaient aucune place à l’erreur ou à l’improvisation. Sans surprise, James fonctionnait de la même façon.

— Les autres ne m’intéressent pas, finit-il par répliquer.

Johanna leva les yeux d’un air exaspéré, se débarrassa du châle qui couvrait ses épaules, puis se dirigea vers le sentier qui descendait au village, sur les pas d’Edward et Matthew.

— Où vas-tu comme ça ? s’exclama James d’une voix plus forte qu’il l’aurait voulu.

— Je rentre. Il fait froid et tu n’arriveras à rien, dans cet état.

Son état ? Lequel ? De quoi parlait-elle ? Sombre idiote ! Il détestait quand elle faisait comme si elle devinait tout de lui. Vaincu, il entreprit de ranger son matériel, un œil distrait en direction de la mer. Il songea aux propos tenus par sa sœur. En effet, il n’aimait pas les gens. Un comble pour lui qui les photographiait ! Il redoutait en fait leur histoire et surtout, de voir se refléter dans leurs yeux ses propres démons.

Pour Johanna, c’était facile. Elle passait des heures interminables à examiner le genre humain. Pure perte de temps. Du gâchis.

8.

L’hôtel. Enfin. Pas que Matthew détestât Taily Fair – quoiqu’un peu quand même –, mais le bâtiment décrépit offrait une sorte de terrain accueillant. Le jeune homme y avait ses repères, le pot à crayons abîmé sur le bord et posé sur le comptoir, par exemple. Ce cadre qui représentait un petit bateau de pêche au large. Il n’avait jamais réussi à le suspendre droit. Détail insignifiant, il avait toutefois son importance pour lui. Matthew se sentait en sécurité dans ce vieil hôtel. Quand il mettait un pied dehors, il craignait parfois d’être pris dans une tempête monstrueuse, de finir comme ses parents.

— Veuillez excuser le comportement de James, annonça-t-il enfin en affichant un maigre sourire. Il n’est pas méchant, juste…

— Antipathique ? hasarda Edward.

Matthew hésita à penser que son hôte se montrait sarcastique ou désagréable.

— J’allais dire asocial, répondit-il.

Edward hocha la tête, tira sa clef de chambre de sa poche de pantalon, puis gagna l’escalier. Il se tourna alors vers Matthew et l’interrogea brièvement du regard avant de formuler sa question.

— Les habitants considèrent-ils vraiment que je suis de trop, ici ?

— Eux non plus ne sont pas méchants.

— Oh, dans ce cas, tout va bien. Je me contenterai de me faire détester et ça devrait convenir aux deux parties.

Edward enjamba la première marche d’un pas lourd. Matthew concevait que les gens de Taily Fair ne fussent pas d’un grand soutien envers ce citadin en exil, mais l’aigreur de cet homme résultait d’un fait extérieur à leur attitude. Rien ne justifiait tant de rancune à l’égard de Matthew non plus.

— C’est sûr que de cette façon, vous allez vous faire un tas d’amis, laissa échapper l’hôtelier.

Il le regretta dès qu’Edward redescendit pour le rejoindre de l’autre côté du comptoir. Il planta son regard froid comme l’acier dans celui de Matthew. Ce dernier espéra une pique bien aiguisée ou un avertissement plutôt qu’un coup.

— Je ne suis pas là pour agrandir mon cercle d’amis qui, du reste, n’existe pas, déclara l’instituteur sans sortir de ses gonds. Je n’ai de problème qu’avec la bouteille.

Combien de fois avait-il répété ces mots devant son miroir pour parvenir à les prononcer avec un tel calme ? Calme apparent, du moins, car à en juger par la veine qui saillait sous son front, il faisait montre d’une volonté exemplaire pour ne pas exploser. Il inspirait à grandes bouffées et dévisageait Matthew sans faillir. Sa lèvre inférieure mordue jusqu’au sang pour se contenir, il attendit que son hôte daignât ouvrir la bouche.

— Je ne voulais pas me mêler de votre vie privée, Monsieur.

— Edward, ça suffira. Pour ce qui est du reste, n’en parlons plus. Les souvenirs de la guerre exercent un effet différent sur chacun de nous. Je suppose.

Matthew le laissait monter quand une question lui brûla les lèvres.

— Monsieur ! Euh, Edward…

L’intéressé pivota sur ses talons. Aucun signe d’agacement ou d’inimitié ne marquait ses traits. Matthew hésita quand même avant de se jeter à l’eau.

— Avez-vous… perdu des proches au cours de ces dernières années ?

— Uniquement ce qui s’apparenterait le plus à un ami, mais je ne vois pas l’intérêt d’une telle conversation entre deux inconnus.

Les épaules de Matthew s’affaissèrent.

— Non, en convint-il. Bien sûr que non.

Edward le salua. Un silence soudain s’abattit sur la pièce. Il aspira le souffle du vent qui cognait à la porte, le bruit des chaussures d’Edward sur le plancher, le tintement du trousseau avec lequel il jouait. Matthew déglutit. Son cœur s’emballa sans qu’il en perçût les cognements sourds. Moins d’une minute plus tard, Edward atteignait le premier étage et à l’oreille, Matthew put le suivre à la trace : les pas qui s’imprimaient sur la moquette, le grincement de la porte.

Matthew prit une profonde inspiration. Il avait rêvé, ni plus ni moins. Sans quoi, Edward aurait remarqué l’absence de sons. Matthew mit donc ceci, cet évènement sans nom et dépourvu de raison, sur le compte d’une fatigue tenace. Il dormait, et sans la moindre explication, se levait chaque matin épuisé. Depuis peu – trois ou quatre semaines ? –, une vive douleur alourdissait ses bras, rendant ses gestes incertains. Il présentait parfois des griffures et des bleus. Sans parler de ses fréquentes quintes de toux, comme si une matière douce lui chatouillait la gorge.

Ce soir-là, il se coucha avec la sensation d’avoir loupé un point important dans sa compréhension d’autrui.

9.

La première journée d’Edward en compagnie de ses nouveaux élèves se déroulait dans le silence. Il entendait les mouches voler. Au sens propre du terme. Un noyau de mouches tournoyait au fond de la salle, près de la dernière fenêtre qui donnait sur le bois, à l’image de vautours, petits et écœurants avec leurs corps verdâtres. S’écartaient quand Edward passait dans les rangs, puis revenaient à leur position, comme aimantées par les deux élèves assises à côté.

Ed les scruta, tandis que les enfants effectuaient leurs exercices. Elles ne différaient en rien de leurs camarades. Sally Barton était déjà grande pour son âge et ses longs cheveux blonds bouclés tombaient en cascade dans son dos, pourtant rehaussés en une élégante queue, un ruban bleu cobalt pour les retenir. De sa personne émanait de l’indifférence. Elle cheminait, tête basse, et sa démarche nonchalante suggérait un ennui profond, couplé à une volonté de passer inaperçue. Elle ne bavardait pas, sa voisine non plus, d’ailleurs.

Emily Letterford, elle, dégageait une arrogance monstrueuse. Elle dévisageait les gens, tant que son regard perçait presque la chair des fruits de ses observations appuyées. Les talons de ses souliers vernis claquaient sur le plancher quand elle marchait fièrement. Elle était de ceux à qui l’on donne le Bon Dieu sans confession, mais Edward ne doutait pas de sa langue de vipère. Ses yeux rieurs, étroits et brillants, laissaient deviner un aspect moqueur. Elle considérait tout ce qui l’entourait avec avidité et sa mine fermée ne confirmait pas ses intentions.

Edward finit par les ignorer, bien que l’air insistant d’Emily donnât l’impression de toujours planer sur lui. Il ne se sentait pas à l’aise avec de tels élèves, si sûrs d’eux, et avait du mal à se persuader qu’il leur offrait ses connaissances, à eux qui jugeaient avoir forgé le monde de leurs petites mains si lisses d’un quelconque ouvrage jamais effectué. Ed essaya bien d’ouvrir la fenêtre pour profiter d’un vent léger et vivifiant qui s’empresserait de chasser la fétidité ambiante, mais de nouvelles mouches s’ajoutèrent aux précédentes et ainsi de suite. Dociles, les élèves ne se plaignirent pas de l’odeur, mais le trentenaire vit des yeux rouler et des bouches se tordre en grimaces de dégoût.

Le reste de la journée glissa lentement vers dix-huit heures et Sally, une jolie boîte en fer dans les mains, se présenta au bureau d’Ed pendant que les autres quittaient la classe. Seule Emily tardait à ranger son matériel et ses coups d’œil en direction de l’instituteur n’échappèrent pas à ce dernier. La fillette chercha ses mots, puis se hissa sur ses pieds pour tendre la boîte vers lui avec un sourire. Edward la remercia d’un hochement de tête avant de poser les mains sur le présent. D’un geste délicat, il ôta le couvercle. Un nuage de puanteur lui coupa le souffle, précédent de peu la nausée. Il se leva d’un bond, poussant Emily au sursaut, toujours au fond, et jeta malencontreusement la boîte. Le contenu se répandit aux pieds de Sally. Tétanisée, elle fixa l’oiseau à la prunelle éteinte et aux boyaux picorés.

Edward s’empressa de contourner le bureau pour ramasser le cadavre. Le bec ensanglanté supposait une défense de la part du volatile. Sa nuque, molle, indiquait qu’on l’avait brisé. Ed osa espérer que l’attaque des viscères se fût déroulée ensuite. Son mouchoir dans une main, la boîte dans l’autre, il replaça le corps dans son écrin de fer, puis referma.

— Maman avait préparé des biscuits secs, articula Sally.

Elle ne détachait pas les yeux de l’endroit où était tombé l’oiseau, comme si une empreinte avait rongé le sol pour rappeler sa présence.

— Maman avait préparé des biscuits secs, répéta l’enfant.

Emily, de son côté, quitta la salle d’un pas vif et avec un air satisfait. Voilà qui alimenterait quelques ragots de plus, à en croire le sport national des habitants de Taily Fair, dont avait parlé Matthew.

— Quelqu’un m’aura joué une affreuse farce, répliqua Edward d’un ton sec.

Il s’efforça d’être agréable quand Sally partit à son tour, mais il n’en avait pas envie. Farce ou non, elle ne lui plaisait absolument pas.

10.

Le ciel crépitait au-dessus de Taily Fair quand Amanda, grande demoiselle aux cheveux blonds en cascade, ramassa une enveloppe à demi glissée sous sa porte. Son visage déjà pâle blêmit davantage. Elle ne put réprimer le tremblement de sa main qui trahit son inquiétude et serrait à peine le pli. La tentation de le lacérer de ses ongles lui traversa l’esprit, sauf qu’elle tenait à découvrir ce qu’il contenait. Elle avait bien sa petite idée sur le sujet, mais si elle le déchiquetait, le doute l’envahirait pour de bon.

Elle resserra donc la ceinture de son peignoir clair pour se donner contenance et s’empressa d’ouvrir l’enveloppe. Elle dut s’y prendre à plusieurs fois avant de s’attarder enfin sur ce qu’elle contenait. Embarrassée, elle suspendit son geste, balança le pour et le contre, puis déplia la feuille. Un vulgaire bout de papier, en somme. On en trouvait dans n’importe quelle papeterie, n’importe quel cahier. Ou livre. Amanda nota la déchirure irrégulière qui courait sur la gauche. De plus, le format s’avérait inhabituel. Un bout de papier pas si banal, en fin de compte. La jeune femme endossait certes un rôle ingrat durant la guerre, mais elle n’était pas née de la dernière pluie.

Le message était l’œuvre du corbeau, à n’en pas douter ; le courrier n’arriverait que trois jours plus tard, par le biais du Tristan. Abigail Barton ? Amanda s’était confiée une fois à elle. D’un regard mauvais, Amanda balaya la portion de rue qu’elle apercevait depuis sa fenêtre, à la recherche d’une silhouette mal tapie ou intentionnellement provocatrice. Les fourrés entourant la maison qu’elle louait dissimulaient une bonne partie de la voie et il n’y avait aucune habitation en face. Celle d’Amanda bénéficiait d’un isolement qui, en cet instant, l’effraya. Personne. Elle donna un coup de pied rageur dans le guéridon qui jouxtait l’entrée. Le vase qui y reposait s’écrasa à terre et la porcelaine vola en éclats.

Sur la feuille abîmée, trois mots aux lettres maladroitement découpées dans des bouquins. De gros caractères, majuscules ou des lettrines. Tous mal collés. Amanda chiffonna le papier et le jeta au milieu des débris du vase. En mille morceaux, à l’image de la vie d’Amanda, qu’elle s’efforçait de réassembler. Une catastrophe. Des larmes sillonnèrent ses joues creusées pour s’écraser sur ses genoux, remontés contre sa poitrine. Elle venait de se laisser glisser sur le sol glacé, abattue par ce coup bas. Des spasmes secouèrent son corps recroquevillé, puis elle finit par ravaler ses sanglots avec une grimace, s’essuya les yeux d’un revers de manche et se hissa sur ses longues jambes molles pour gagner la cuisine.

Qui que fût le corbeau, il l’avait forcément croisée, sinon comment connaîtrait-il un pan entier de sa vie, qu’elle s’abstenait de dévoiler ? Un ancien soldat ? Une fréquentation dont elle n’avait gardé aucun souvenir ? Elle effectua un rapide tri dans sa tête et conclut qu’aucun ne vivait sur l’île. Une épouse, alors ? Abigail Barton, peut-être. Amanda ne lui avait parlé qu’une fois, mais… Elle hoqueta d’un air pitoyable, récupéra la boulette de papier et craqua l’une des allumettes qu’elle emmenait partout pour fumer. La flamme lécha doucement la feuille. Celle-ci prit une teinte brunâtre avant de brûler pour de bon. Avec une certaine fascination, comme s’il devenait possible d’effacer un fragment de passé de cette manière, Amanda la jeta dans l’évier et la regarda se consumer.

11.

— J’avoue qu’on ne vous a pas loupé sur ce coup-là, admit Matthew en servant un ragoût à Edward.

Celui-ci venait de lui conter ses mésaventures relatives au cadeau de Sally Barton et l’hôtelier avança vite une hypothèse.

— Un élève mauvais dans l’âme aura troqué les biscuits de la pauvre enfant contre ce cadavre d’oiseau. Sally ne fait pas l’unanimité auprès de ses camarades ni sa mère auprès des villageois.

Ed haussa un sourcil interrogateur. Naturellement, lui qui était voué à vivre là, parmi ces personnes, pendant une année, ne pouvait que demander à connaître les détails. D’ordinaire, Matthew évitait ces sujets destinés à catégoriser les gens, mais il ne pouvait refuser à un nouvel habitant des explications. Il en avait trop dit ou pas assez.

— Tout d’abord, sachez qu’Abigail est une très bonne personne, commença-t-il avec prudence. La preuve en est, s’il vous en faut une, qu’elle seule vous a préparé des biscuits.

Edward en convint. Son hôte s’attabla, puis porta le regard sur son assiette.

— Mangez tant que c’est chaud, conseilla-t-il.

Une bouchée plus tard, il poursuivit son récit.

— Son mari était originaire de l’île, mais pas elle. Les villageois lui ont vite fait comprendre qu’elle n’avait pas sa place parmi nous, mais elle a tenu bon. Elle a du caractère et une volonté impressionnante. D’ailleurs, elle élève seule Sally depuis la mort de son époux. Certains habitants lui reprochent de l’avoir oublié. Il a disparu pendant la guerre et son corps n’a pas encore été retrouvé. D’autres pensent que ça l’arrange. Enfin, moi, je ne me mêle pas de ça. Abigail ne m’a jamais causé de tort, voilà tout ce qui compte.

— Parce que d’autres personnes vous en ont déjà causé ?

Matthew, qui s’apprêtait à couper un autre morceau de viande, suspendit son geste, avant de reposer ses couverts.

— Je vous l’ai dit, hier : les gens parlent.

— Visiblement, vous, vous écoutez.

Edward commença enfin son repas, au grand soulagement de Matthew. Il ignorait quelle mouche piquait l’instituteur, mais il avait décidé de se montrer désagréable au possible. Sans doute une conséquence de sa macabre découverte en lieu et place des délicieux biscuits secs de la non moins délicieuse Abigail Barton.

Le roman est disponible en ebook et en papier sur Books on Demand, Amazon, Kobo, Fnac, Cultura, le Furet du Nord, Decitre, via mon Patreon et le formulaire pour un exemplaire papier dédicacé.

Aude Réco

Je suis autrice dans les genres de l’imaginaire à destination des adultes et des jeunes adultes.

Je suis adepte de méli-mélo temporel, de mondes aux contrées mystérieuses et, surtout, de maisons hantées et d’histoires de fantômes.
J’aime tout ce qui touche au passé et à la mémoire des lieux, aux secrets de famille et vieilles malles poussiéreuses pleines de souvenirs.

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